Les Yeux Vair

Le titre du dernier ouvrage de Christoph Chabirand est un clin d'oeil au patois vendéen de son enfance et au créole réunionnais; en effet ces deux langues fourmillent de références au vieux français, "au vieil françois".

Ainsi, il a plu à Christoph Chabirand d'exhumer cet adjectif de couleur "vair", nuance intermédiaire, qui lui rappelle la note bleue du jazz, "no man's land" fluctuant entre le mineur et le majeur.

Ces 42 nouvelles serpentent elles aussi entre le mineur et le majeur, entre le clair et l'obscur, entre l'existentiel et l'essentiel, tout comme nos vies qui oscillent entre la comédie et le drame, l'absurde et le réel, l'amour et la mort.

Couverture Les Yeux vair

Une randonnée dans Mafate

Annie avait eu un sombre pressentiment en croisant le regard de ces trois paires d'yeux noirs incrustées dans les silhouettes assises en tailleur à l'entrée de la grotte qu'ils venaient de dépasser. Elle s'était retournée vers son compagnon qui fixait des yeux le bout du chemin serpentant vers le col du Taïbit. Il avait décidé d'ignorer ces regards braqués sur les fesses d'Annie, moulées dans un short en jean délavé, dont la courbe était accentuée par le petit sac à dos qui se lovait dans la cambrure de ses reins.
Jean avait proposé cette randonnée dans le cirque de Mafate pour célébrer le premier anniversaire de leur vie commune. Annie avait accepté avec enthousiasme. Elle adorait marcher dans les paysages sauvages de La Réunion et plus encore avec ce compagnon qu'elle parvenait rarement à décider à la suivre sur les pentes abruptes de l'île. Jean n'était ni un grand sportif ni un grand marcheur. Il était musicien et préférait de loin les caves enfumées aux sentiers caillouteux. Il avait plus de goût pour se frayer, la nuit, un chemin mélodique à travers une suite d'accords impossibles que pour avancer, courbé, sur les sentiers tortueux inondés de soleil.
Annie, sans être une sportive de haut niveau, avait gardé de son enfance vécue dans la campagne française sur les contreforts des Pyrénées, une appétence pour les longues courses sous le soleil en moyenne montagne. Les cavalcades effrénées de sa jeunesse avaient eu pour conséquence de modeler durablement son corps. Assez grande, elle était dense. Aucune partie de son corps n'échappait à l'impression de densité qu'elle renvoyait. Les épaules étaient plus larges que d'ordinaire chez une jeune femme, une poitrine ferme et haut placé dominait un ventre où saillaient des abdominaux presque masculins qu'annulait un os pelvien saillant et prometteur. Les fesses gonflaient nerveusement tout vêtement, que ce soit une robe, une jupe, un pantalon ou un short comme aujourd'hui. Les jambes ne dérogeaient pas à l'ensemble, longues, bien qu'elle fussent musclées, elles témoignaient à chaque pas, quand les muscles se tendaient et se détendaient en souplesse, d'une aptitude à la fois à la vitesse et à l'endurance. Quand on la regardait ainsi, de dos comme Jean qui la suivait, l'impression de santé, de solidité, de force déliée dominait. Jean, les yeux rivés sur les deux globes qui se contractaient à chaque effort sous la toile du short ne pouvait s'empêcher de penser au soir qui, après cette marche épuisante, les verrait d'abord prendre un bain dans l'eau glaciale et vivifiante d'un bassin que connaissait Annie. Ils se placeraient sous la cascade, nus, à subir le fouet de l'eau fraîche qui rougirait la peau. Ils feraient cuire au feu de bois le repas, puis s'aimeraient juste à côté des flammes bienfaisantes qui répandraient juste assez de lumière pour qu'ils puissent jouir l'un de l'autre.
Jean avait hâte d'être au soir, allongé sur elle, sentant sous ses doigts de guitariste, le corps vibrant et ferme de sa compagne. Il plongerait en elle comme dans une source d'eaux chaudes, ils onduleraient à l'unisson, lui épousant les formes denses, presque lourdes de ses muscles gonflés par le plaisir et éclaterait en pluie blanche et tiède.
_ Tu n'as rien entendu ?
_ Non. Répondit Jean en levant les yeux vers le regard clair d'Annie. Pourquoi ?
_ Il m'a semblé entendre des pas derrière nous.
_ Il n'y a personne. Regarde !
Annie passa sa main dans sa chevelure blonde, grimpa sur un rocher et scruta les alentours.
_ Ces types, qu'on a vus tout à l'heure, ne m'inspirent pas vraiment confiance.
_ Tu parles, des pauvres types désœuvrés qui passent leur temps à fumer des pétards. Ils avaient l'air allumés, c'est vrai, mais de là à être dangereux. D'ailleurs, vaudrait mieux qu'ils ne le soient pas, on a emmené aucun portable.