Halloween

Tels des chorus de jazz, où les mots se seraient substitués aux notes, Christoph Chabirand nous livre dans ce quatrième recueil : Halloween, 40 nouvelles au style concis et épuré. Il évite les fioritures inutiles et nous emmène à sa suite, presque sur le ton de la confidence, dans une galerie de portraits de personnages attachants, simples, drôles, parfois inquiétants. Sa plume sans concession dissèque nos âmes mais toujours avec le talent d’un observateur précis, finalement humaniste.

Couverture Halloween

LA BOUTIQUE

La boutik-chinois la plus proche était celle de Gros-Jean, ainsi nommé par les habitants du village. Elle aussi a désormais disparu du paysage, le bâtiment n’est pas détruit, Gros-Jean l’a aménagé en maison d’habitation.

Entrer pour la première fois dans cette boutique provoquait un choc. Pour s’habituer à l’obscurité ambiante, il fallait cligner des yeux, ceux-ci étant tout imprégnés de la luminosité du dehors. Peu à peu on découvrait un capharnaüm épouvantable, un bric-à-brac qui tenait à la fois du local de brocanteur, du magasin d’alimentation, de la boutique d’articles de pêche, du buraliste, de la quincaillerie. Tout y côtoyait tout. Les pointes et les clous à côté des cigarettes, les gaulettes* accrochées aux murs, les vélos suspendus au plafond, les pioches, les pelles, les râteaux  dressés contre les sacs de riz et de grains, le congélateur empli à ras bord qui, de temps en temps s’ouvrait, laissant fuir un bienfaisant nuage de vapeur d’eau glacée dans la moiteur de l’endroit sombre. Ajoutée à cela,  une forêt d’objets neufs mais déjà désuets, n’ayant jamais été achetés : télés noir et blanc aux plastiques jaunis par le temps, frigos poussiéreux de marques disparues, lampes à pétrole, lampes-pigeon,  bougies, piles et, en décembre, des  sacs pleins de pétards et de fusées, absolument illégaux, importés directement de Chine.

Il baignait dans la boutique une atmosphère irréelle qui rappelait celle de l’antiquaire de  La peau de chagrin.

Le roi de l’endroit trônait derrière une sorte de long meuble en bois aux mille tiroirs qui faisait office de bar. Quelle que soit l’heure, un ou deux vieux Créoles aux chapeaux vissés sur le crâne y étaient accotés. Sans mot dire, ils vidaient de minuscules verres transparents emplis à ras bord de rhum et, comme s’ils enfonçaient des clous, ils  faisaient claquer le bois taché du bar en reposant sèchement chaque verre vidé cul-sec.

Juste à côté, une balance de Roberval aux plateaux en laiton vers de gris, attendait d’être sollicitée pour peser n’importe quoi : clous, farine, grains ou aliments pour animaux.

Gros-jean portait bien son nom. Il n’était pas si gros que cela mais  sa petitesse amplifiait son embonpoint. Tout en lui transpirait la graisse, la mauvaise graisse de ces vieux chiens errants qui traînent leurs flancs distendus et informes dont la peau  ballote  au gré d’une marche lente. On les voit le soir, dans les rues, à la recherche d’un bout de gras ou d’un os à ronger mais ne trouvant bien  souvent que le  jet d’un galet venant s’écraser avec un son étouffé dans la vieille carne, suivi d’un couinement pitoyable. Les cheveux noirs et raides de Gros-Jean étaient luisants, tout comme la peau de sa face à la fois grasse et lâche. De petits yeux marron, enchâssés dans son visage bistre, étaient la seule manifestation de vivacité dans ce gros corps. Ils étaient en mouvement perpétuel. Ils scrutaient, soupesaient, évaluaient, calculaient encore plus vite que le boulier chinois posé sur le bar.

Suant à grosses gouttes qui s’écrasaient dans la poussière du sol jamais balayé, Gros-Jean était toujours habillé de la même façon : une chemise en mauvais tergal sombre marquée aux aisselles, une espèce de short qui avait été kaki, retenu par une large ceinture en cuir graisseux qui barrait son ventre débordant au-dessus et en dessous d’elle. De ce short sortaient des jambes courtes et glabres, prolongées par deux pieds brefs mais larges aux ongles noirs, qui débordaient des « savates-deux -doigts », usées et déformées par les allées et venues incessantes dans la boutique.

Gros-Jean avait une femme qui aurait pu passer pour sa jumelle, aussi grasse et courte que lui. On avait peine à imaginer leurs ébats, le soir, après avoir fait le bilan des bénéfices de la journée. Le seul élément notable qui la distinguait de son mari était qu’elle ne parlait pas le français. Elle aboyait parfois dans un vague créole incompréhensible aux non-initiés, mais, le plus souvent grommelait dans sa barbe naissante des borborygmes secs et nasillards qui claquaient comme des coups de fouet.

Gros-Jean n’était pas aimé. Son apparence ne plaidait pas en sa faveur mais, surtout,  comme tous les Chinois, il était soupçonné de voler sa clientèle. Nombre de rumeurs circulaient à son sujet : la balance était truquée pour peser en sa faveur, il éteignait le congélateur toutes les nuits pour économiser le courant, il se trompait régulièrement en rendant la monnaie surtout avec les gramounes* ne voyant plus clair et ne sachant pas très bien compter, les boites d’allumettes étaient moins pleines chez lui que chez les autres, les bidons de gaz qui, d’habitude, duraient trois semaines, achetés chez lui ne duraient que quinze jours. Il les utilisait pour sa consommation personnelle avant de les vendre. On lui prêtait toutes les manigances possibles pour pouvoir s’enrichir sur le dos de pauvres gens qui n’avaient d’autre choix que de venir chez lui.

On disait même qu’une fois, il avait rendu à un vieil analphabète la monnaie sur cinquante francs au lieu des cinq cents francs tendus qui constituaient la pension mensuelle du vieillard. Son fils, s’en étant rendu compte, était retourné à la boutik, menaçant de revenir y mettre le feu si l’argent n’était pas restitué. Gros-Jean, après bien des cris furieux épaulés par les vociférations nasales de sa femme,  avait fini par céder et rendre le fameux billet, ce qui était, de l’avis de tous, un aveu.

Mes rapports avec lui furent tendus au début. J’eus le malheur, par deux fois de l’humilier : la première en lui réclamant de l’essence à briquet, il n’en avait pas et se mit à hurler en répétant inlassablement en boucle, en me désignant les vulgaires briquets jetables multicolores qui trônaient sur un présentoir :

- Sa pa moderne ! Briquet gaz moderne !

La deuxième, en lui demandant de développer des photos noir et blanc (il proposait aussi les travaux photographiques). Il pesta encore contre mon manque de modernité mais accepta tout de même. J’obtins les photos  un mois  plus tard.

Il me grava aussi les plaques d’immatriculation de ma moto, se trompa plusieurs fois en me rendant la monnaie, en ma défaveur bien sûr, et réussit un jour à me vendre le journal de la veille, il est vrai que je n’avais pas précisé que je voulais celui du jour, fait de nouvelles fraîches.

Je n’ai jamais acheté de produits congelés chez lui, quant au gaz, de toute évidence ses bidons duraient moins que les autres…

Pourtant, je regrette la boutik disparue, son désordre obsolète, ses écriteaux disposés devant la devanture  et vantant les derniers services à la mode que proposait ce gros Chinois.

Je me demande si le dimanche matin, on voit encore Gros-Jean sortir avec mille précautions du garage attenant à la boutique, sa Mazda 626 rutilante comme au premier jour, malgré ses vingt ans d’âge déjà.

Invariablement, tandis que les femmes endimanchées, protégées de la pluie ou du soleil par leurs « parasols » multicolores, montaient vers l’église, on le voyait qui lavait sa voiture. Il la frottait, la rinçait puis la polissait avec la peau de chamois pour enfin pouvoir admirer son reflet replet dans les chromes éblouissants, symboles de sa réussite.